L'ECLIPSE DE SOLEIL,
UN SOMPTUEUX SPECTACLE ROMANTIQUE

par Michèle,
enseignante à la Sorbonne


les yeux dans les cieux

    Rappelez-vous... C'était le 11 août dernier, et où que vous soyez, pendant quelques instants, votre coeur a cessé de battre. Oui, même vous, ouvriers des égoûts, conducteurs de métros souterrains, ou tout simplement non-voyants, vous avez sorti de leur gaine vos petites lunettes estampillées CE, vous les avez fièrement placées sur votre nez ou votre truffe, vous avez levé les yeux au ciel ou au plafond, et vous saviez que ce simple geste prouvait alors que vous étiez quelqu'un de bien.
    Qui perchés sur le balcon, qui les oreilles et le bout de la frimousse hors du terrier, qui à la fenêtre de la Sorbonne, nous avons regardé ce fabuleux spectacle (qui ne reviendra que dans 81 ans !) Au moment où le soleil a disparu derrière la lune et les nuages, un murmure de stupéfaction a recouvert le bruit de la circulation et mes bruits de mastication, car c'était l'heure du repas. Puis, la lune redécouvrant l'astre solaire (comme disait déjà le poète), la foule massée au pied du Sacré-Coeur hurla et applaudit à tout rompre, en se promettant de remettre bientôt ça.

poésie et mémoire

    "Le soleil a rendez-vous avec la lune" écrivait déjà Monsieur Maxime de la Rochefoucauld. Et comme il avait raison ! Quant à nous, petits lapins orphelins du siècle, qui avons survécu aux horreurs nazis et gastronomiques, en cette fin de millénaire marqué par tant de joies et de pleurs, nous nous écrions, comme en toute grande occasion : plus jamais ça ! (ou alors de temps en temps à la rigueur, mais faut voir)

le spectacle de la nature

    Nous avons pu voir des spectacles inouïs à cette occasion. Scène de liesse, de délire bon enfant, de joies anthropologique et cuniculaire. Des inconnus de l'instant d'avant tombaient dans les bras l'un de l'autre : sous leurs lunettes estampillées CE, ils s'étaient pris pour les mari et femme respectifs. À Noyon, on signalait la présence de plusieurs ministres venus prévenir par leur présence les éventuelles scènes de panique. Seul un chat se jetta sous les roues d'une voiture, faute d'avoir reconnu à temps Mme Buffet. Un de moins. À Rouen, par un mouvement spontané de la foule des vacanciers, on traîna de force un borgne à une consultation ophtalmologique. La sympathique populace brâmait sa certitude que l'infirme était la première victime du phénomène. "C'est sa faute, bien fait pour lui" étaient les cris qu'on entendait revenir, dans une ambiance de défilé CGT du Premier Mai. La police réussit à grand peine à calmer les centaines de Parisiens en goguette qui hurlaient devant l'officine du spécialiste des yeux qu'il fallait "jeter à la Seine" ce "type grotesque" qui n'avait "même pas les lunettes, mais juste un monocle estampillé CE".

solidarités au quotidien

    Merveille de la solidarité : à Chantilly, ces Français, qu'on prétend toujours grognons et individualistes, avaient été par dizaines jusqu'à placer de force une quarantaine de paires de lunettes estampillées CE sur le nez d'un inconnu qui marchait les yeux au sol, le dos tourné au majestueux ballet cosmique. Celui-ci devait déclarer par la suite qu'il "n'en [avait] rien à carrer de ces foutues conneries" (sic). Au service psychiatrique de l'Hôtel-Dieu, où les forces de l'ordre l'ont transporté malgré ses gesticulations de forcené, on assure que son état est stationnaire.
    Oui, ce jour-là, nous avons retrouvé les plus belles heures de la Coupe du Monde de football. Il nous semblait revivre ces moments intenses, où même les lapins criaient : "Vas-y Platini, tu les auras !" Il faut dire qu'après l'éclipse, Empoteuf et moi on s'est reprojeté la cassette des "meilleurs buts du Mundial", chez Antenne 2 productions (25 francs d'occasion). Puis on est allé croquer un sandwich merguez-frites, devant un grand verre d'eau du robinet. Voilà des journées émotionnelles, et romantiques de surcoît, comme on aimerait en voir plus, n'en déplaise aux esprits chagrins.



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