les yeux dans les cieux
Rappelez-vous...
C'était le 11 août dernier, et où que vous soyez, pendant
quelques instants, votre coeur a cessé de battre. Oui, même
vous, ouvriers des égoûts, conducteurs de métros souterrains,
ou tout simplement non-voyants, vous avez sorti de leur gaine vos petites
lunettes estampillées CE, vous les avez fièrement placées
sur votre nez ou votre truffe, vous avez levé les yeux au ciel ou
au plafond, et vous saviez que ce simple geste prouvait alors que vous
étiez quelqu'un de bien.
Qui perchés
sur le balcon, qui les oreilles et le bout de la frimousse hors du terrier,
qui à la fenêtre de la Sorbonne, nous avons regardé
ce fabuleux spectacle (qui ne reviendra que dans 81 ans !) Au moment où
le soleil a disparu derrière la lune et les nuages, un murmure de
stupéfaction a recouvert le bruit de la circulation et mes bruits
de mastication, car c'était l'heure du repas. Puis, la lune redécouvrant
l'astre solaire (comme disait déjà le poète), la foule
massée au pied du Sacré-Coeur hurla et applaudit à
tout rompre, en se promettant de remettre bientôt ça.
poésie et mémoire
"Le soleil a rendez-vous avec la lune" écrivait déjà Monsieur Maxime de la Rochefoucauld. Et comme il avait raison ! Quant à nous, petits lapins orphelins du siècle, qui avons survécu aux horreurs nazis et gastronomiques, en cette fin de millénaire marqué par tant de joies et de pleurs, nous nous écrions, comme en toute grande occasion : plus jamais ça ! (ou alors de temps en temps à la rigueur, mais faut voir)
le spectacle de la nature
Nous avons pu voir des spectacles inouïs à cette occasion. Scène de liesse, de délire bon enfant, de joies anthropologique et cuniculaire. Des inconnus de l'instant d'avant tombaient dans les bras l'un de l'autre : sous leurs lunettes estampillées CE, ils s'étaient pris pour les mari et femme respectifs. À Noyon, on signalait la présence de plusieurs ministres venus prévenir par leur présence les éventuelles scènes de panique. Seul un chat se jetta sous les roues d'une voiture, faute d'avoir reconnu à temps Mme Buffet. Un de moins. À Rouen, par un mouvement spontané de la foule des vacanciers, on traîna de force un borgne à une consultation ophtalmologique. La sympathique populace brâmait sa certitude que l'infirme était la première victime du phénomène. "C'est sa faute, bien fait pour lui" étaient les cris qu'on entendait revenir, dans une ambiance de défilé CGT du Premier Mai. La police réussit à grand peine à calmer les centaines de Parisiens en goguette qui hurlaient devant l'officine du spécialiste des yeux qu'il fallait "jeter à la Seine" ce "type grotesque" qui n'avait "même pas les lunettes, mais juste un monocle estampillé CE".
solidarités au quotidien
Merveille de la
solidarité : à Chantilly, ces Français, qu'on prétend
toujours grognons et individualistes, avaient été par dizaines
jusqu'à placer de force une quarantaine de paires de lunettes estampillées
CE sur le nez d'un inconnu qui marchait les yeux au sol, le dos tourné
au majestueux ballet cosmique. Celui-ci devait déclarer par la suite
qu'il "n'en [avait] rien à carrer de ces foutues conneries"
(sic). Au service psychiatrique de l'Hôtel-Dieu, où les forces
de l'ordre l'ont transporté malgré ses gesticulations de
forcené, on assure que son état est stationnaire.
Oui, ce jour-là,
nous avons retrouvé les plus belles heures de la Coupe du Monde
de football. Il nous semblait revivre ces moments intenses, où même
les lapins criaient : "Vas-y Platini, tu les auras !" Il faut dire
qu'après l'éclipse, Empoteuf et moi on s'est reprojeté
la cassette des "meilleurs buts du Mundial", chez Antenne 2 productions
(25 francs d'occasion). Puis on est allé croquer un sandwich merguez-frites,
devant un grand verre d'eau du robinet. Voilà des journées
émotionnelles, et romantiques de surcoît, comme on aimerait
en voir plus, n'en déplaise aux esprits chagrins.