Un protocole exemplaire
La Revue détaille l'expérience qui redonne de
l'espoir à toutes les mamans du monde au fond de leur terrier. L'équipe
de Lorient a extrait laborieusement des cellules embryonnaires de lapin,
tandis que celle de Quimper faisait de même chez ces crétins
d'écureuils. L'idée des chercheurs était simple: toutes
ces tares qu'on reproche aux lapins infirmes sont ordinairement ce qui
caractérise les écureuils, et qui font qu'on les déteste
à juste titre. Or, comme certaines belles âmes lapines ne
cessent de le rappeler, il y a quelques points communs, malgré tout,
entre lapin et écureuil. Il s'agissait donc de savoir, avec précision,
ce qui distinguait au niveau génétique (et non uniquement
comportemental, puisque pour ça, tout le monde avait déjà
sa petite idée) les deux espèces, si proches et si lointaines
à la fois.
Bon, je vous passe les détails d'extraction du matériel
génétique, de réplication , de pose de marqueurs etc.
Nous, à la Revue, on n'y a pas entravé grand'chose,
mais ça avait l'air solide. En tout cas, au bout du compte, ce qui
semblait le plus dissemblable était un gros bout de génome,
surnuméraire chez le lapin. C'est ici qu'intervient l'ingéniosité
du professeur Empoteuf. "J'ai décidé de transplanter le
gros bout de lapin dans un embryon de crétin d'écureuil."
Malin! Comment s'y est-il donc pris? "Imaginez que vous ayez à
remplir un tube de mayonnaise vide à la main. Vous voyez?" Oui,
oui. Ensuite? "Eh bien, on a laissé pousser ça dans le
bidon de la mémère écureuil, et quelques temps après,
naissait celui que nous avons baptisé Einstein. Ben oui, pour un
écureuil, c'est un vrai génie. Regardez plutôt!"
Surgit alors de derrière la cloison un bizarre petit animal, à
la fourrure entre marron et blanc. C'est par bonds qu'il se déplace,
mais pas de ces bonds précipités et disgrâcieux que
pratiquent nos ennemis dans les arbres; cela ressemblerait presque... mais
oui! On dirait un lapin maladroit qui vacille sous l'effet de l'alcool!
Einstein, du premier coup d'oeil, étonne par son aspect extérieur
de lapin raté!
Un presque-lapin prometteur
Mais nous n'étions pas au bout de nos surprises. Einstein, placé
devant un tas de pignons de pin insipides, et un autre de succulentes carottes,
se jette sans hésiter sur celles-ci, sans même que nous parvenions
malgré nos efforts à lui en dérober une seule. Il
faut dire qu'il était peu avant midi, et parler science, ça
creuse. Par ailleurs, Einstein refuse obstinément de grimper aux
arbres. Quoique son hygiène soit encore défectueuse, son
pelage n'a pas l'aspect dégoûtant de celui des écureuils.
Enfin Einstein ne peut contenir un éclat de rire à chaque
rediffusion d'un vieux Cercle de Minuit spécial "André
Glucksmann vous parle de ses combats d'antan". Autant de signes qui
ne tromperaient pas, n'étaient certaines déficiences encore
irrésolues. "Tout cela est bien compliqué, nous a
déclaré notre envoyé spécial permanent au comité
d'éthique, Axel Kahn. Il faut se garder de conclure trop vite.
Les gènes... oui, c'est bien complexe." Si l'on suit bien les
propos de notre spécialiste, les caractères physiques d'Einstein
et son côté mi-chèvre mi-chou ne dépendraient
pas uniquement du greffon de gène qui lui a été administré,
mais de quantité d'autres qui lui font défaut, et que seule
la perfection lapine est jusqu'ici parvenue à rassembler dans notre
patrimoine génétique. Est-ce cela que vous disiez, Axel?
"Oui... A peu près... Mais... il faut faire attention aux applications
de cette découverte... Ethique! Ethique! Ethique!" (NDLR: Monsieur
Kahn travaille actuellement à l'analyse de la déontologie
chez le cabri de Haute-Corse.)
Einstein et ses oreilles déjà moyennes, et dont l'appendice
caudale est moins bouffant que chez ses imbéciles de géniteurs,
s'approche du canon de la beauté. Encore un effort, messieurs les
scientifiques! Sous peu, armés de seringues remplies de bons gènes,
nous transformerons nos ennemis d'hier en lapins presque normaux!
Des questions subsistent
On souligne très justement au terme de ce remarquable article
de la Revue des Carottes que bien des problèmes sont soulevés
par cette découverte inouïe. Ainsi, comment expliquer l'émergence
de cette fonction extraordinaire au cours de l'Evolution? Le lapin descend
de l'écureuil (ou d'une forme encore plus primitive), c'est
une affaire entendue. Mais quelle a pu être la pression sélective,
le milieu propice, l'écosystème favorable qui ont exigé
que la race supérieure raffole des carottes? "Il y a plusieurs
hypothèses, déclare dans un soupir le professeur Empoteuf.
Mais celle qui a ma faveur est la suivante: si les meilleurs ont choisi
d'adorer les carottes, c'est tout simplement parce que c'est rudement bon."
La thèse, révolutionnaire, nous laisse le cul par terre.
Et c'est ainsi que le grand savant prend congé de nous, ébahis.
Puis nous nous resaisissons et partons à la cantine grignoter un
peu.
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