INTERNET:
LA VOGUE DU JOURNAL INTIME EN LIGNE

par Michèle,
Enseignant-chercheur à la Sorbonne


Certains les disent exhibitionnistes, mais la plupart admirent leur courage et leur talent. De qui s'agit-il? Mais des journalistes intimes d'Internet, bien sûr. Tous les jours ou presque, ils prennent la peine d'envoyer sur le réseau le résumé de leur vie passionnante.
 
"Gustave et sa gouaille intarissable, salace et souvent pertinente... bedonnant, buriné par le soleil et une vie de labeur, l'œil malicieux, la moustache raide comme du crin, il est impitoyable dans son refus de s'adapter à autrui ; il séduit, provoque, amuse, et parfois inspire..."
A lire ce petit monument de littérature, on se dit qu'on ferait mieux, au lieu de lire des livres inutiles et froids, de se plonger jusqu'au cou dans les oeuvres méconnues des internautes de génie. Des passages qui ressembleraient presqu'à du Guy des Cars, ils ne manquent certes pas sur ce site extraordinaire, comme tout frais sorti des rotatives de Libération.
D'ailleurs, certains des journalistes intimes n'hésitent pas à envisager que leur prose fabuleuse termine sa carrière sous une reliure, témoin ce site où l'auteur se moque un peu de lui-même, tout en y croyant sans doute beaucoup, lorsqu'il dit :
 
"Si les personnages de ce journal appartiennent un jour à la vie publique, ce sera aux chers éditeurs d’effectuer le travail fastidieux des notes de bas de page. Qu’ils s’y préparent d’ailleurs sans trop tarder."
A ceux qui, parcourant ce site-là, trouveraient qu'il "pue un peu trop le sous-khâgneux besogneux, ce qui se voit au style, qui change au fur et à mesure que l'élève peut régurgiter ses références pédantes qu'on vient de lui apprendre", ou encore qu'il "se veut décadent, et il est juste banal et sans talent" (sic, Excelsior, le 19 août 1999), il faut répondre sans hésitation: "Aveugles! Vous ne serez jamais capables de découvrir les talents qui émergent. Avec vous un Rimbaud aurait été méprisé sa vie durant, et même après sa mort. Barbares! Ce petit génie, qui s'inscrit de lui-même en toute modestie dans la filiation de "Sénèque, Byron, Montherlant, Matzneff" (bon, pour le dernier, c'est peut-être immodeste), vous le mépriseriez, quand il aurait la dimension d'un Lautréamont!" Mais passons, l'inculture et l'ironie nous laissent froides.
Et parlons de choses moins conceptuelles, quoique peut-être plus graves: l'amour. Car nos internautes impudiques dévoilent même cette partie de leur vie, ordinairement moins exhibée. C'est sans doute la seconde des caractéristiques des journaux bien peu intimes d'Internet, la première étant une propension certaine à l'étalage de (fausses) banalités par des phrases (facticement) sans style et bourrées de fautes. Ils accordent une place énorme à leurs problèmes de coeur, et n'hésitent pas à entrer dans les détails tant psychologiques que physiologiques. Mais à ceux qui feraient mine de s'en offusquer ou de s'en plaindre, nous répondrons: "que serait la Recherche de Marcel Proust sans les introspections au coeur du sentiment amoureux?" Et puis, qui prétendra ne pas prendre un plaisir secret à lire ce qui suit, extrait de ceci?
 
"Depuis que Catherine est au Danemark, sa présence s'est alourdie. Ce n'est pas que je ne l'aime pas, c'est que je ne le sais pas. 
Parallèlement, je ne pourrais longtemps manger du chow mein tout nu avec Maude sans finir par tromper Catherine. Je suis profondément attiré par Maude. J'apprécie son amitié qui n'implique aucun questionnement (sauf celui vis-à-vis de Catherine). "
Ne croirait-on pas voir la scène de ce ténor du barreau, mangeant tout nu son "chow mein", face à la mystérieuse Maude? Des récits de cette violence, à la syntaxe délibérément bancale, on en trouve pour chacun des jours de ce journal prodigieux, que les clients de l'avocat feraient bien de lire afin de se convaincre de son éloquence (sinon de son sérieux). Profond comme du Philippe Labro, puissant et bien écrit comme de l'Annie Ernaux.
Enfin, et plus légèrement, certains internautes écrivent les journaux pour d'autres personnes, que la Nature n'a pas cru bon de doter d'un cerveau. Ainsi, ce site propose le journal intime de Netty, leur chat, depuis qu'ils l'ont recueilli.
 
"Puis ce fut(sic) les premiers réveillons passés en ta compagnie, et en février, la première sortie en "extérieur". Nous avons découvert que nous avions un chat "botaniste", passionné par les fleurs. Les promenades en laisse semblaient te plaire et tu nous a franchement étonné (sic) lorsque nous avons pu faire du "tourisme" en Bretagne en t'enmenant(sic) dans des endroits peu fréquentés habituellement par les chats, ce qui nous a fait dire :
"nous en avions rêvé, Netty l'a fait"."
Quoique désopilant, on peut regretter que ce passage ne concerne qu'un chat. On a signalé des sites consacrés à la vie de tel ou tel lapin nain, mais ils sont en anglais, et notre Journal ne concerne que les sites rédigés en français, fût-il approximatif.

Que conclure de cette plongée au coeur de l'intimité internautique? D'abord, qu'il faut encourager les tentatives souvent pleines de bonne volonté de cette poignée de courageux écrivains. Il n'est pas toujours facile de se mettre ainsi à nu, même en mangeant du "chow mein", et d'exhiber son moi propre à la vue du monde entier - c'est-à-dire de parfois dix personnes (à en croire certains compteurs d'audience). Ensuite, qu'Internet trouve sans doute là sa véritable vocation, celle, pour reprendre le mot brutal mais tendre du plus grand philosophe de cette fin de millénaire, de "vide-ordures planétaire". Enfin, que chacun gagnerait à se mettre sérieusement à rédiger son journal intime en ligne. C'est bien joli le Journal des Savants, mais ça manque un peu de détails croustillants et de platitudes tarabiscotées.


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