Le raffinement ne
doit pas nous faire fuir, et les lapins n'ont pas à toujours reculer
devant un bon plat de potée à la Tour d'argent. C'est pourquoi
moi, Modeste Mignon, j'ai décidé de vous emmener aujourd'hui
dans un endroit sélect, et dont l'entrée est gardée
sévèrement par un videur. Gare au lapin qui aurait décidé
de se promener tout nu : il serait impitoyablement la risée des
restaurateurs, ce qui est désagréable. Je me suis donc habillé
d'une chaussette jaune (Cacharel), et j'ai sautillé comme pendant
la course en sac jusqu'au saint des saints. On m'a accueilli les bras ouverts
: j'étais le premier.
Au vestiaire,
n'ayez aucun embarras : la demoiselle qui propose de vous garder la chaussette
pendant que vous baffrez ne semble pas trop se vexer si vous lui tirez
la langue.
Le garçon
s'empresse vers moi, il surélève un peu mon siège,
m'apporte le menu, me le déchiffre puisque je ne sais pas encore
lire. Je choisis bien vite la spécialité maison : le gratin
de nouilles. Puis c'est au tour du sommelier de m'égrener les boissons
les plus délectables. Sauternes, Saint-Emilion, Cacolac, et j'opte
pour ce dernier. Le sommelier se retire avec un sourire : "Monsieur
est un connaisseur", ce que je sais, donc je le lui dis.
Au bout d'une
petite demi-heure, alors qu'un autre client est déjà arrivé,
mon plat arrive sur un plateau de carton. Toujours cette simplicité
qui fait le renom des grandes maisons. Nous en avons soupé des minauderies,
et nous voulons de la bouffe consistante et qui tienne au corps, envoyée
au lance-pierre par des garçons aux ongles pleins de crasse. Ce
soir-là, je suis servi.
Je goûte mon plat, mais je
le recrache aussitôt : le réchauffage au micro-onde a l'inconvénient
de garder les plats brûlants trop longtemps. Au bout d'un quart d'heure,
alors que mon commensal est parti, par impatience d'être servi, et
en me traitant de "vulgaire lèche-cul" au passage, je peux
regoûter à mon petit plat. Hummm, que c'est bon. Je bouffe,
je bouffe, jusqu'à ce qu'il n'y ait rien dans l'assiette. Après
quoi je monte sur la table et je lèche l'assiette, tout en picorant
tout ce que j'ai eu la mignonneté de semer ici et là. Je
demande une nouvelle corbeille de pain, on me l'apporte sans trop grogner.
Je demande un chalumeau pour boire mon cacolac, mais on me rit au nez.
Apparemment, c'est l'heure de la fermeture. On rembarque mon verre de cacolac,
mais j'ai soif. Je commence à protester, et on me présente
l'addition. C'est un peu cher, mais bon, il faut ce qu'il faut. D'ailleurs
je m'en suis mis jusque là, alors de quoi je me plaindrais ?
Je sors, dans le froid du parking
d'autoroute, pris d'une violente mélancolique.
En conclusion, ne manquez pas d'aller
au Gratin de nouilles, n'hésitez pas à vous recommander
de moi, Modeste Mignon. Ne le dites pas comme ça, ils ne connaissent
pas encore mon nom. Parlez du petit lapin qui a souillé l'entrée
l'autre jour, et qui a abandonné sur place sa chaussette Cacharel.
Bon appétit !
Au gratin de nouilles
Autoroute A6,
Aire du Grand Mouflon,
du mardi au dimanche,
repas servis en continu,
compter 200 francs, boisson et corbeille
de pain non comprises.
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du numéro 1