La France maternelle s'ennuie
"J'm'ennuie!" C'est le cri qu'on entend le plus souvent dans
cette classe modèle du XVIIIe arrdt de Paris, à l'heure qui
succède à celle de la sieste. Ce symptome inquiétant
de malaise social ne semble pas intriguer outre mesure les responsables,
et en premier lieu l'institutrice du lieu. "Les mioches, il faut toujours
qu'y se plaignent, répond-elle à nos interrogations,
si c'est pas qu'ils ont sommeil, c'est qu'ils ont faim, si c'est pas ça
c'est qu'ils veulent jouer, moi je suis pas là pour visiter tous
les musées du monde!" Mais que veut direr cette institutrice,
par ces mots sybillins? Court-elle quelque risque à s'exprimer plus
clairement? "Pfff... N'importe quoi. C'est foutu. Tout est foutu. Le
gouvernement... Pff, parlons-en! Oui qu'essequia Kevin? Oui, c'est très
joli ta pâte à modeler, oui, va travailler avec Mamoud et
Kimberley, tu vois bien que je suis occupée, non?" Le petit
Kevin, 3 ans, retourne à sa place, l'air maussade. On voit que la
communication ne s'est pas rétablie depuis les émeutes du
début de l'année. Rappelons que l'école où
nous nous trouvons avait été particulièrement touchée.
On se souvient que les salles de classe avaient été maculées
de messages insolents à l'égard des autorités, et
que le paratonnerre avait été démonté par une
troupe de bambins afin de le jeter dans la rue sur l'attroupement de policiers
qui voulaient prendre l'école d'assaut. Ces souvenirs pénibles,
s'ils sont visiblement présents à la mémoire de chacun
ici, personne n'ose les évoquer trop haut. La petite Marie-Judith
nous confie, sous le manteau, que "haboubadaba, paratonnerre, plof sur
la flicaille!", puis s'éloigne nonchalamment pour donner le
change à ses camarades qui la fixent soupçonneusement. La
direction est à peine plus loquace : "depuis qu'on a confisqué
ces cinq kilos de cocaïne dissimulés dans des faux schtroumpfs
en plastique évidé, l'école a retrouvé tout
son calme. Dites-le, mais dites-le à vos foutus confrères!
Nous on veut pas porter le chapeau, hein, on gère les essclus du
système, alors il faut pas s'étonner si après, enfin
vous voyez ce que je veux dire." Le directeur de l'école, malgré
tous nos efforts, refuse de nous répondre davantage. Pour ne pas
céder à la tentation qui le démange, il se dépose
un gros morceau de sparadrap sur la bouche. Nous quittons son bureau en
claquant la porte, et sous son éclat de rire rentré.
Une crise larvée, une explosion prévisible
N'importe qui entrant aux heures de pointe dans une salle de classe
de cette école sentirait cette atmosphère électrique,
prête à exploser à la moindre incartade de part ou
d'autre. Nous avons assisté à des scènes incroyables,
et qui partout ailleurs déclencheraient le plan rouge, Vigipirate
ou une révolution. Un élève se lève, monte
sur une table, et se met à jeter ses stylos feutres vers le visage
de l'institutrice, alors qu'elle chantonnait une comptine sur un chien
sale mais gentil en choeur avec les fayots qui lui restent. L'institutrice,
s'emparant de ce prétexte inique, et oubliant peut-être notre
présence, décrète aussitôt l'état d'urgence
et le couvre-feu. Immédiatement, selon un rythme bien rodé,
les lampes s'éteignent pour le black-out. Par malheur, il est quinze
heures, et le soleil donne en plein dans la classe. Les plus craintifs
se blottissent sous les tables, et l'on jette les trois lévriers
sur les indisciplinés. Mais eux, cachés derrière des
barricades de fortune, bombardent les assaillants d'armes surprenamment
introduites dans ce sanctuaire. Les cocktails molotov fusent. On entend
le crépitement caractéristique d'une mitrailleuse style Albator
ancien modèle. L'institutrice débordée se réfugie
dans la classe contiguë, mais l'insurrection a gagné plus vite
qu'on ne croirait, et en dix minutes les tables, les tableaux, les cartables
de tout l'établissement volent par les fenêtres, les chiens
sont ligotés et noyés dans les toilettes, la direction et
les institutrices se réfugient au troisième étage,
où l'on a pris soin, depuis les événements, d'installer
un blindage. Bien vite, heureusement, les secours arrivent. Les hommes
du Raid, cagoulés, prennent d'assaut l'établissement. Les
petits mutins, après l'ultime provocation de tirer la langue aux
autorités, se rendent. Les cours reprennent.
Oui, mais jusqu'à la prochaine fois. Et cette fois-là,
qui peut assurer que le bilan ne sera pas plus sévère?
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