EDUCATION :
LE RUDE METIER D'INSTITUTRICE AU NORD DE PARIS
par Empateuf Baloche,
professeur agrégé,
titulaire d'un permis de conducteur poids lourds


Le Journal des Savants, ou l'honneur de la presse
Dès que les problèmes se font moins bruyants, on les entend moins, c'est bien connu. C'est ce qu'on peut constater à nouveau dans le traitement de l'éducation éducative. Aux pires heures des manifestations d'élèves d'école maternelle, tous les journaux ne tarissaient pas de reportages édifiants sur les casseurs, les actes de barbarie, les jets de pavés auxquels se livraient sans frein les petits anges. Au moment où l'actualité brûlante est retombée, et qu'aucun de nos confrères ne se préoccupe plus du devenir de ces chérubins, nous avons décidé de rouvrir le dossier. Parce que c'est l'honneur de la presse de rendre compte des trains qui arrivent à l'heure, et parce qu'on prépare par là la compréhension des explosions du futur.

La France maternelle s'ennuie
"J'm'ennuie!" C'est le cri qu'on entend le plus souvent dans cette classe modèle du XVIIIe arrdt de Paris, à l'heure qui succède à celle de la sieste. Ce symptome inquiétant de malaise social ne semble pas intriguer outre mesure les responsables, et en premier lieu l'institutrice du lieu. "Les mioches, il faut toujours qu'y se plaignent, répond-elle à nos interrogations, si c'est pas qu'ils ont sommeil, c'est qu'ils ont faim, si c'est pas ça c'est qu'ils veulent jouer, moi je suis pas là pour visiter tous les musées du monde!" Mais que veut direr cette institutrice, par ces mots sybillins? Court-elle quelque risque à s'exprimer plus clairement? "Pfff... N'importe quoi. C'est foutu. Tout est foutu. Le gouvernement... Pff, parlons-en! Oui qu'essequia Kevin? Oui, c'est très joli ta pâte à modeler, oui, va travailler avec Mamoud et Kimberley, tu vois bien que je suis occupée, non?" Le petit Kevin, 3 ans, retourne à sa place, l'air maussade. On voit que la communication ne s'est pas rétablie depuis les émeutes du début de l'année. Rappelons que l'école où nous nous trouvons avait été particulièrement touchée. On se souvient que les salles de classe avaient été maculées de messages insolents à l'égard des autorités, et que le paratonnerre avait été démonté par une troupe de bambins afin de le jeter dans la rue sur l'attroupement de policiers qui voulaient prendre l'école d'assaut. Ces souvenirs pénibles, s'ils sont visiblement présents à la mémoire de chacun ici, personne n'ose les évoquer trop haut. La petite Marie-Judith nous confie, sous le manteau, que "haboubadaba, paratonnerre, plof sur la flicaille!", puis s'éloigne nonchalamment pour donner le change à ses camarades qui la fixent soupçonneusement. La direction est à peine plus loquace : "depuis qu'on a confisqué ces cinq kilos de cocaïne dissimulés dans des faux schtroumpfs en plastique évidé, l'école a retrouvé tout son calme. Dites-le, mais dites-le à vos foutus confrères! Nous on veut pas porter le chapeau, hein, on gère les essclus du système, alors il faut pas s'étonner si après, enfin vous voyez ce que je veux dire." Le directeur de l'école, malgré tous nos efforts, refuse de nous répondre davantage. Pour ne pas céder à la tentation qui le démange, il se dépose un gros morceau de sparadrap sur la bouche. Nous quittons son bureau en claquant la porte, et sous son éclat de rire rentré.

Une crise larvée, une explosion prévisible
N'importe qui entrant aux heures de pointe dans une salle de classe de cette école sentirait cette atmosphère électrique, prête à exploser à la moindre incartade de part ou d'autre. Nous avons assisté à des scènes incroyables, et qui partout ailleurs déclencheraient le plan rouge, Vigipirate ou une révolution. Un élève se lève, monte sur une table, et se met à jeter ses stylos feutres vers le visage de l'institutrice, alors qu'elle chantonnait une comptine sur un chien sale mais gentil en choeur avec les fayots qui lui restent. L'institutrice, s'emparant de ce prétexte inique, et oubliant peut-être notre présence, décrète aussitôt l'état d'urgence et le couvre-feu. Immédiatement, selon un rythme bien rodé, les lampes s'éteignent pour le black-out. Par malheur, il est quinze heures, et le soleil donne en plein dans la classe. Les plus craintifs se blottissent sous les tables, et l'on jette les trois lévriers sur les indisciplinés. Mais eux, cachés derrière des barricades de fortune, bombardent les assaillants d'armes surprenamment introduites dans ce sanctuaire. Les cocktails molotov fusent. On entend le crépitement caractéristique d'une mitrailleuse style Albator ancien modèle. L'institutrice débordée se réfugie dans la classe contiguë, mais l'insurrection a gagné plus vite qu'on ne croirait, et en dix minutes les tables, les tableaux, les cartables de tout l'établissement volent par les fenêtres, les chiens sont ligotés et noyés dans les toilettes, la direction et les institutrices se réfugient au troisième étage, où l'on a pris soin, depuis les événements, d'installer un blindage. Bien vite, heureusement, les secours arrivent. Les hommes du Raid, cagoulés, prennent d'assaut l'établissement. Les petits mutins, après l'ultime provocation de tirer la langue aux autorités, se rendent. Les cours reprennent.
Oui, mais jusqu'à la prochaine fois. Et cette fois-là, qui peut assurer que le bilan ne sera pas plus sévère?



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