le Journal des Savants

Semaine du 27 août 1999 -- N°3--EDITO & CHRONIQUE

La chronique de Jacques Julliard

Les gentils, les méchants... et les salauds

Condamner toutes les violences d’où qu’elles viennent, au Lubéron comme ailleurs ? Nous connaissons ce discours. C’est celui de Ponce Pilate. C’est aussi celui de l’assassin, qui accepte volontiers d’être condamné moralement si sa victime l’est aussi


Il fallait s’ y attendre. Chassez le naturel, il revient au galop. On aurait cru ne plus avoir à revoir cela. Il nous a fallu déchanter. Revoici donc la horde des méchants, avides de gâcher nos moments de repos et de réflexions, par leur arrivée intempestive aux heures de sieste.

Il est vrai que ce sont des luttes à mort, inexpiables, qui ignorent la distinction entre gentils et méchants. Mais depuis la Seconde Guerre mondiale, pour ne pas remonter plus haut, jusqu’au concept révolutionnaire de « nation en armes », les guerres étrangères ne la connaissent pas davantage, témoins Coventry, Dresde, Hiroshima, Nagasaki. Pour ne pas parler de Buchenwald ni d’Auschwitz. Il est vrai encore que les racines des guerres morales plongent profondément dans le passé des gens, c'est-à-dire dans une nuit confuse où tous les petits lapins sont gris (comme Excelsior, par exemple). On ne saurait donc donner sans nuances tort ou raison à une horde de gentils ou de méchants contre une autre, comme on le fait entre individus. 

Pour autant faut-il renoncer à dire le droit et à le faire respecter ? Je préfère ici parler de « droit » plutôt que de « morale », car en la matière « morale » est un mot polémique, chargé de sous-entendus. Oh et puis finalement non, en fait je parlerai de morale, ça va bien à mon teint. Car enfin, comment ne pas trouver immoral que ces Bac moins quinze de banlieue envahissent pendant l'été précisément les mêmes lieux que les gens bien, comme vous ou moi? N'importe qui de suffisamment chic croit possible de se promener en petite tenue sur les plages ou dans les cafés du Sud-Est de la France. Et c'est toujours sans malice qu'il laisse traîner d'épais portefeuilles d'où dépassent parfois quelques grosses coupures. Quelle imprudence! N'aviez-vous pas vu, Madame, à votre entrée dans la salle du Chez Bébert, le petit gars à l'air pas franc qui vous avait bien repérée, de son côté? Cette scène d'horreur, j'y ai assisté, et je la relate sans exagération, dans un souci déontologique d'exactitude journalistique. En plus, ça me rajeunit de jouer aux grands reporters, comme quand je fais des escapades en Macédoine, et que je le révèle confidentiellement, comme par inadvertance, dans ma page du Nouvel Obs. Pour en revenir à notre tragédie, le délinquant, connu pour ses méfaits, à en croire les personnes présentes, n'eut qu'à tendre la main quand vous avez fini, Madame, et comme nous tous, par vous relâcher un peu après le neuvième pichet de rosé, et par somnoler en glissant lentement sous la table. Et c'est sans qu'aucun d'entre nous n'ait le courage de réagir qu'il vous arracha votre sac à main. Alors ? 

En vérité, la tentation du renvoi dos à dos des belligérants (« Tous des rupins ! » ;« Ne nous mêlons pas de ces luttes friquées ») repose sur la confusion entre le recours initial à la violence et l’exercice ultérieur de cette violence. Dans une guerre, qu’elle soit civile ou étrangère, tous les belligérants utilisent des moyens injustes, parce que tirer la langue est un acte injuste en soi. Je vous avais prévenu que je parlerais en moralisateur, euh je veux dire en moraliste: pour moi, "juste" est quasiment synonyme de "bon" et de "gentil". D'ailleurs, comment pourrais-je faire autrement, moi qui ne dispose d'aucune idée approfondie sur le droit ou l'éthique, et puisque je me vanterais presque de réagir en toute affaire sous l'influence de mes impressions épidermiques? A se limiter à cette considération, les guerres les plus justes, les plus défensives, les plus nécessaires devraient être condamnées au même titre que les autres. C’est ce que font couramment ceux qui cherchent à escamoter les responsabilités dans le déclenchement de la violence. A ce compte, agresseurs et agressés, envahisseurs et envahis, résistants et nazis sont confondus dans la même réprobation. Il n’est pas difficile de citer des actes révoltants des deux côtés : « Alors, mon bon monsieur, ne soyez pas naïf, ne soyez pas sectaire. Condamnons, voulez-vous, toutes les violences d’où qu’elles viennent, etc. » 

Ouais. Nous connaissons ce discours. C’est celui de Bernard Ponce Pilate. C’est aussi celui de l’assassin, qui accepte volontiers d’être moralement condamné - sur un pied d’égalité avec sa victime ! Une fois son forfait accompli et ses avantages acquis, l’agresseur se prononce volontiers contre la prolongation de violences inutiles. La remarque est de Jerry Lewis lui-même. 

Je ne cesserai donc de le répéter : que vouliez-vous que nous fissions? Que nous ceinturassions le voleur? Nous n'étions que quatre, il avait peut-être un cran d'arrêt ou un diplôme de karatéka. Ce n'est pas que je n'apprécie pas un peu de castagne de temps en temps, ça me rappelle quand je prenais des cours de savate en 1934. Ou était-ce en 1936? Ah, mémoire, infidèle compagne... Surtout, et pour reprendre le mot fameux du Président Mitterrand, «il ne faut pas ajouter la guerre à la guerre, mais donner du temps au temps». On aurait envie d'ajouter : et du vin au vin, surtout quand il est bien frais. 

Car là est toute la question. Fallait-il donc se jeter sur le malfaiteur, au risque de se faire démolir le portrait, et d'être imprésentable pour un éventuel plateau télé ou un paparazzo de passage? Nous n'étions plus très frais, mais nous savions bien, aussi, que contre les méchants, les gentils n'ont qu'à se taire et commander un dixième pichet de pinard. Que n'entendîmes-nous pas alors, en reproche d'une inaction pourtant mûrement méditée? "Ils se dégonflent les parigots!", "Quelle sens de la courtoisie à l'égard des dames!", "Oh mais je le reconnais c'est Julliard,il y a sa sale bobine dans l'Obs chez le coiffeur! Dis donc, il fait plus vieux que sur la photo.", etc. On n'en finirait pas de relater les infâmes lazzi qui accompagnèrent notre retraite vers le bistrot d'en face.

C’est dire qu’il n’y a pas seulement dans une situation historique donnée les gentils et les méchants. Il y a aussi les salauds, qui sont irréductibles aux deux catégories précédentes. Il est un chapitre, hélas, où notre voleur a réussi : c’est à créer une haine inexpiable, incoercible entre notre sympathique groupe de Parisiens et les sauvages autochtones du Lubéron. Il n’y a de réconciliation envisageable qu’à terme, à condition que notre malfaiteur se repente en se laissant gifler par Madame sur la place publique, et que le peuple lubéronais fasse réflexion sur l’abominable aventure dans laquelle il s’est laissé entraîner. Il règne désormais là où des peuples différents sont au contact les uns des autres une atmosphère générale d’apartheid concerté et consenti. Si nous ne la combattons pas, alors nous aurons tardivement perdu la Seconde Guerre mondiale. Tout cela pourrait aussi plus mal se terminer que la dernière fois, par le triomphe des idées de « pureté raciale », c’est-à-dire par la revanche posthume de Hitler. 

J. J.


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Nous remercions le professeur Julliard pour sa clarté et son sens moral