Empateuf : C'est ringard tout ça.
Empailleuf : Pardon ?
Empateuf : Mais qu'est-ce que je fais là, bon dieu ?
Empailleuf : Mon petit ami, tenez-vous un peu mieux. Et je vous prie de me laisser parler.
Empateuf : (bougonnant) sale con.
Empailleuf : Ah, écoutez, si vous continuez, je me verrai contraint de faire appel à un arbitre impartial. Excelsior, par exemple.
Empateuf : (se ressaisissant) Il ne faut plus avoir peur des écureuils. Ils sont nos égaux, nos supérieurs peut-être, qu'en savons-nous ?
Empailleuf : Mais je vous demande bien pardon, ceci je ne vous l'accorde pas !
Empateuf : Après des décades de servitude
Empailleuf : décennies.
Empateuf : Hein ?
Empailleuf : Décennies. On dit décade pour dix jours. Décennie c'est dix ans.
Empateuf : (bafouillant) Oui bon ben c'est pareil, parce que s'il y a une décennie ça fait plusieurs décade, alors que si j'avais voulu dire la contraire
Empailleuf : Ah ça c'est exact, il faut beaucoup de décades pour faire
Empateuf : Au fait t'as vu le nouveau prix du croissant à la Duchesse Anne ?
Empailleuf : Oui, il a encore baissé, mais ils datent souvent de la veille.
Empateuf : Oh c'est pas si grave, ça nous fait les dents, et puis ça nous change des biscottes.
Empailleuf : Je préfère les pains au chocolat. Reprenons.
Empateuf : Nous autres, lapins, nous avons tenu en servitude pendant des siècles les pauvres écureuils, sans nous douter qu'eux aussi étaient des lapins comme les autres, et même plus que d'autres (suivez mon regard).
Empailleuf : Mais qu'est-ce que vous racontez ? Quand est-ce qu'on a tenu des écureuils en esclavage ?
Empateuf : Maaaais... C'est une image, monsieur. Une métaphore.
Empailleuf : Je ne vois pas comment, alors que
Empateuf : Une image, tu comprends ce que c'est ? Comme les images Pinini, euh jveux dire Pannini !
Empailleuf : alors que les écureuils sont toujours dans les arbres, à bondir grotesquement d'une branche à l'autre, à glapir des petits cris inquiétants,
Empateuf : Il est sourdingue ou quoi ? Je le disais pas pour de vrai, c'était comme pour de rire, tu comprends, hé, tu comprends l'ancêtre ou il faut te faire un dessin ?
Empailleuf : Ils mangent des pommes de pin et en balancent les trognons au sol, sans se soucier si un lapereau s'ébroue paisiblement sous eux
Empateuf : Nous sommes d'ailleurs très proches dans l'arbre de l'évolution, les derniers progrès génétiques sont à cet égard sans ambiguïtés.
Empailleuf : Combien de lapins agressés de branches mortes qui se dérobent sous les pieds de ces êtres malfaisants, qui nous les envoient, sans doute, à dessein sur la gueule ?
Empateuf : Je ne parle même pas de leur prodigieuse culture, de leurs oeuvres d'art miraculeuses, qu'on avait jusqu'ici pris, impérialistes que nous sommes, méprisants colonisateurs que nous regrettons, mais un peu tard, d'avoir été, pour des déjections moisissantes.
Empailleuf : Ils vont jusqu'à empiéter sur notre espace vital, et on a vu des champs de luzerne tenus par des mafias d'écureuils, en interdisant l'accès aux plus nécessiteuses des lapines.
Empateuf : Respect et tolérance, ce sont les mots d'ordre de la modernité.
Empailleuf : Ils se relaient pour squatter méchamment des territoires durement conquis par des générations entières de portées de lapins.
Empateuf : Vive les mariages mixtes.
Empailleuf : Ils violent nos lapines, ils mangent nos lapereaux, ils raquettent nos plus anciens, ils se mettent à plusieurs pour massacrer nos valeureux !
Empateuf : Ce ne sont pas des poursuites irraisonnées qu'ils font entre eux dans les branches des pins, mais de majestueuses danses, à côté desquelles nos sambas des lapins paraissent bien misérables.
Empailleuf : Ils sont la perfidie incarnée. Les légendes du passé avaient bien raison de nous mettre en garde contre le péril escural. Que n'avons-nous conservé nos saines traditions !
Empateuf : Nous sommes rabougris, nous sommes veuls à côté de ces rongeurs célestes qui bondissent de branche en branche sans souci ni réflexion.
Empailleuf : Dans le temps on savait vivre : un écureuil à l'horizon ? Aussitôt tout le terrier se dressait, les cris s'élevaient, les lapines allaient planquer les plus petits, les vieux se cassaient dans un coin, les lapins normaux allaient démolir la gueule de l'intrus.
Empateuf : Nous nous traînons au sol sans rien d'autre à faire que de grignoter une carotte ou d'écrire un article de savant. Comme c'est mièvre !
Empailleuf : C'était le bon temps. Vous allez me dire : comment qu'ils faisaient, les lapins ras du sol, pour atteindre la sale bête immonde dont le ventre est encore fécond ?
Empateuf : Dernièrement j'ai vu une expo branchée sur l'art littéraire écureuil. C'est pas mal du tout, croyez-moi !
Empailleuf : On se catapultait mutuellement à l'aide d'outils de notre invention. On envoyait les plus crétins en visant bien. Ca marchait ! Si, si, ça marchait pas mal du tout, bon d'accord il y avait un peu de pertes, mais pas plus que des pertes collatérales, de temps en temps on se payait une hirondelle, ou alors le lapin s'écrabouillait contre un arbre.
Empateuf : Il y avait un écureuil qui lisait ses textes. Au milieu des couinements on distinguait parfois une syllabe ou deux, c'était très émouvant.
Empailleuf : De toute façon, le lapin catapulté, quand il était de retour au sol, on n'aurait pas pu en récupérer grand chose, même pas de quoi faire un civet.
Empateuf : C'est par eux que notre sang fatigué va se régénérer. Ils sont l'avenir de l'espèce et de l'Art tout entier.
Empailleuf : Tout ça pour dire que les écureuils, il faut faire comme au bon vieux temps : les massacrer et les jeter au fleuve.
Empateuf : L'écureuil est l'horizon indépassable du lapin
en peluche.